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Jaume Plensa : fermer les yeux pour mieux voir

Yolandita,2024 Bronze, 5 exemplaires 195 × 133 × 166 cm © Jaume Plensa / Courtesy Galerie Lelong

Jaume Plensa : fermer les yeux pour mieux voir

Artiste espagnol de renommée internationale, Jaume Plensa façonne des sculptures monumentales ou intimes qui semblent chercher l’essence même de notre humanité. Ses visages aux yeux clos, ses alphabets entrelacés ou ses silhouettes élancées invitent à une expérience intérieure : fermer les yeux pour mieux voir en soi. Cette quête d’une spiritualité universelle est au cœur de son exposition 5 rêves, 5 désirs, présentée à la Galerie Lelong, à Paris, jusqu’au 25 octobre.

Désirée de Lamarzelle:  Votre exposition à la Galerie Lelong, 5 rêves, 5 désirs, se déploie sur deux espaces à Paris. Le titre reprend deux mots qui traversent votre œuvre…

Jaume Plensa. J’utilise beaucoup ces mots. C’est une dualité, une conversation entre deux concepts. Nous vivons un moment politique et social très complexe, partout. Chaque pays affronte des problèmes très clairs dans la gestion de la réalité : politique, justice, immigration, décisions militaires… La situation est complexe à l’échelle internationale. Et pourtant, on oublie souvent une chose : quand on rêve, dans cette intimité privée, la réalité apparaît plus clairement.

 

Lettres, visages, mains : un langage intérieur

 

Que cherchez-vous à partager avec 5 rêves, 5 désirs ?

J. P. À la Galerie Lelong, rue de Téhéran, chaque pièce paraît refermée sur elle-même, comme dans un dialogue avec ses propres mains, qui accompagne cette expérience introspective. Depuis toujours, mes portraits ont les yeux fermés. Même pour Crown Fountain à Chicago, j’ai travaillé ainsi. J’aimerais que chaque œuvre devienne un miroir : que les gens s’y reflètent et qu’ils puissent regarder leur monde intérieur. Fermer les yeux pour mieux voir dedans. Cet intérieur est extraordinaire mais caché. On n’en parle presque jamais : l’éducation, la culture nous poussent à taire ce que nous avons de plus intime. Pourtant, la solution à beaucoup de tensions est déjà en nous. Comme nous n’apprenons pas à regarder à l’intérieur, nous finissons souvent par agir n’importe comment.

Exposition Jaume Plensa 2024 Bronze Galerie Lelong
Compressed in White (Julia), 2024 Verre de Murano, 6 exemplaires
© Jaume Plensa / Courtesy Galerie Lelong

Vos figures aux yeux clos nous invitent à fermer les nôtres.

J. P. Je ne sais pas ce que fait la personne qui regarde. Mais tout part de là : suggérer les yeux fermés. Peut-être que celui qui observe se dit simplement : « Moi aussi, je peux essayer. »

Exposition Jaume Plensa 2024 Bronze Galerie Lelong
Le rêve de Martina, 2025 Albâtre, unique
© Jaume Plensa / Courtesy Galerie Lelong

Vous dites souvent vouloir créer de l’intimité dans l’espace public.

J.P. Oui. Cela peut sembler contradictoire, mais c’est essentiel. Tout à coup, une connexion forte se crée avec chaque passant. Chacun porte en lui un monde privé en mouvement, une géographie intime qui se déplace. Pour entrer en contact avec eux, je dois installer cette intimité, pour établir une véritable relation. L’universalité n’est pas l’internationalité. On ne l’atteint qu’en pensant à chaque individu, jamais à un groupe. Sinon, tout s’effondre. L’important, c’est la personne, une par une.

 

Dans vos œuvres, les lettres et les alphabets apparaissent souvent. Doivent-ils être lus comme un langage intérieur ?

J. P. Mon propos n’est pas l’écriture en elle-même, mais ce qu’elle représente. Les lettres sont pour moi une métaphore : elles renvoient toujours aux personnes. L’écriture arabe, chinoise, indienne… chacune ouvre un horizon, une culture, une manière de voir la réalité. Ce qui m’intéresse, c’est l’individu derrière cette écriture. Chaque homme, chaque femme porte en lui un monde extraordinaire. C’est cela qui compte, bien plus que l’idée d’international.

 

Exposition Jaume Plensa 2024 Bronze Galerie Lelong
L’aura de Núria, 2025 Acier peint, 3 exemplaires
© Jaume Plensa / Courtesy Galerie Lelong

Vos sculptures paraissent figées, mais on ressent un mouvement : souvent par les mains.

J. P. D’ordinaire, je travaille avec des têtes seules, enfermées dans leur monde intérieur. Mais dès que j’ajoute les mains, un récit apparaît, et chacun peut y trouver sa propre histoire. La main est un langage en soi, parfois plus intense que les mots. Quand on prend celle de la personne que l’on aime, c’est une communication profonde. Pourtant, on l’utilise très peu. Dans les musées, on lit « Ne pas toucher » : quelle tristesse. On devrait dire : « Ne pas toucher… sauf pour caresser. » Caresser l’air, la lumière, ses idées, ce qu’on a envie de faire. Le toucher contient une quantité incroyable d’informations, et lui aussi raconte. Les doigts, finalement, sont un alphabet.

 

Vous avez présenté à San Giorgio Maggiore, à Venise, une main composée d’alphabets…

J. P. San Giorgio Maggiore est une basilique splendide, mais aussi un lieu vivant, habité par un rituel chaque semaine. Y exposer, c’est un peu entrer dans la maison des autres. J’y ai montré une grande main, inspirée d’un projet pour la cathédrale de Chichester. Elle reprend un geste très présent dans les icônes, où l’index et le majeur se rejoignent. Je l’ai construite avec tous les alphabets possibles. Parce qu’au fond, ce qui nous relie, ce n’est pas une religion précise, mais la spiritualité. L’art et la religion cherchent toutes deux à rassembler les gens autour d’une idée commune. C’est ce qui guide mon travail : créer un état où chacun peut ressentir la vibration de ses propres idées.

 

Vos sculptures mêlent souvent lettres et visages. Pourtant, vous dites qu’elles « ne racontent rien ».

J.P. Oui. La seule règle que je me fixe est simple : jamais deux lettres du même alphabet ne se suivent. Le texte n’a pas de sens littéral, c’est une présence, une matière. Je choisis des caractères froids, neutres, comme l’helvétique, pour ne pas laisser de trace trop personnelle. Pour les têtes, par exemple, je pars d’un scanner. Puis je les allonge légèrement. J’ai découvert à Chicago que cette élongation fait perdre de la matérialité, comme une élévation vers le ciel, à la manière des cathédrales gothiques. Je ne touche pas au visage lui-même, je le transforme juste par cette déformation, qui ouvre une dimension plus spirituelle.

 

« Dans la mine, l’obscurité est tellement profonde que la lumière devient un rêve. » Cette phrase a bouleversé ma vie. »

 

La lumière semble centrale dans vos œuvres, avec ces halos qui évoquent, dites-vous, un hommage à Georges de La Tour.

J.P. Je suis méditerranéen, j’ai grandi dans la lumière. Mais j’ai beaucoup travaillé dans les pays du Nord – en Angleterre, en Scandinavie –  et j’y ai découvert un dialogue magnifique. À Saint Helens, près de Liverpool, un ancien mineur m’a confié : « Dans la mine, l’obscurité est tellement profonde que la lumière devient un rêve. » Cette phrase a bouleversé ma vie. J’ai appelé ce projet Dream. Depuis, l’albâtre est devenu essentiel pour moi. Contrairement au marbre ou au granit, trop opaques, il laisse passer une lumière intérieure unique. Et surtout, l’albâtre est fragile — comme l’être humain — traversé par une clarté mystérieuse, presque une âme. C’est pour cela qu’il me représente si bien.

 

À la Galerie Lelong de Matignon, un bronze peint en blanc apparaît presque immatériel. Pourquoi ce choix ?

J.P. C’est une démarche que j’expose souvent. À la galerie, j’ai présenté La Forêt blanche : de grandes pièces en bronze, recouvertes de blanc. Ainsi, on perd toute trace du métal. L’élongation efface déjà la matière, et la peinture blanche accentue encore cette disparition. J’aime profondément le bronze, mais le blanc ouvre une autre lecture, plus immatérielle.

 

Qu’auriez-vous fait si vous n’aviez pas été artiste ?

J.P. J’ai décidé de devenir artiste tardivement, à 28 ans. Avant cela, je commençais puis j’abandonnais. Pour moi, être artiste n’est pas une direction en soi, mais une conséquence du fait d’être humain. Comme personne, je vis avec beaucoup de doutes ; comme artiste, je suis ferme dans ma voie. Mais je crois que l’artiste ne doit jamais s’imposer devant l’œuvre : il doit rester une présence discrète, cachée en elle. L’œuvre appartient à la lumière, l’artiste à l’ombre.

Exposition 5 rêves, 5 désirs de Jaume Plensa à la Galerie Lelong, du 12 septembre au 25 octobre 2025

13, rue de Téhéran, Paris
38, avenue Matignon, Paris

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